Comment mourir de faim à Saint-Germain des Prés, VLADIMIR SLEPIAN

Je ne suis pas médecin, ni ingénieur, ni tout autre chose
Je suis incapable de vous dire ce que je fais dans la vie.
Je n’ai pas de profession.
Je suis un homme, si vous voulez.
Oui, merde ! Un homme.
Un homme comme vous, avec tous ces trucs que vous faites, même si je ne les comprends pas.
Si je n’étais pas un homme, alors qu’est-ce que je pourrais être ?
Un chien ?
Non. Regardez : né, le, à, de et de (c’est ma mère), signé.
Non, je suis un homme. Je veux vraiment, je veux être un homme.
Et si je tiens encore debout, si je vous parle, c’est parce que je crois encore que je suis un homme, ou que je pourrai un jour le devenir.
Non, je vois que vous hésitez, vous en doutez…
Vous avez raison. Qu’est-ce qui me prouve que je peux être un homme ?
Que je tiens debout sur mes pieds ? Qu’est-ce que cela prouve ?
J’ai connu des oiseaux qui tenaient sur leurs pieds aussi bien que moi, et même mieux.
J’ai connu des hommes, des Grands Hommes, qui n’avaient pas de pieds ni de mains, mais ils étaient couverts de médailles, et ils avaient leur retraite.
Non, je n’ai aucune preuve.
Dites-moi, à votre avis, je suis un homme ?
Vous devriez le savoir. Vous ne le savez pas ?
C’est triste ! Ni vous, ni moi, nous ne savons pas, si je suis un homme, ou pas.
Et si nous réfléchissons ensemble, nous pourrons peut-être arriver à savoir ?
S’il vous plaît ! Commençons.
Vous vous demandez à vous-même, et moi, de mon côté, je vais me demander à moi. Je crois, je crois… je crois.. je crois, je veux croire.
Mais est-ce que vraiment je crois ?
Si je croyais, pourquoi, alors, j’aurais besoin de réfléchir ? de me demander, de vous demander à vous ? Pourquoi ? Pourquoi je devrais vous dire et me dire cela tout le temps :
Je suis un homme, je suis un homme, tu es un homme. Dites-moi, s’il vous plaît, quand vous dites quelque chose, c’est parce que vous croyez en cette chose, ou parce que vous ne croyez pas ?
Pardon, je vois que je vous embête. Bon. Moi, je veux croire que je suis un homme. Je veux, je veux, mais est-ce que je veux vraiment. Oui, je suppose que je veux. Merde, ça mène à rien !
J’ai faim.
Si vous arrivez à trouver la solution, vous me direz, n’est-ce pas ?
C’est bien d’être un homme. Quand je vous vois réfléchir, je suis fier de vous.
Si je pouvais être comme vous… Réfléchissez, je ne vous dérangerai pas.
Mais, en fait, qu’est-ce qui me prouve que vous réfléchissez ? Non, je sais que vous réfléchissez, puisque vous ne me parlez pas, vous ne dites rien, vous réfléchissez, vous réfléchissez, et quand vous aurez fini de réfléchir, vous me parlerez. Vous me direz sur quoi vous avez réfléchi, comment s’est passée votre réflexion, vous me direz la solution, et je saurai, enfin, peut-être, si ça vaut la peine que j’espère pouvoir devenir un jour un homme. Un homme comme vous. Si je savais que c’était possible, je pourrais attendre autant qu’il faudrait, même jusqu’au jour de ma mort…
Et si c’est pas possible ?
Non, c’est impossible ! Je ne veux pas le croire.
Si vous trouvez que c’est impossible, ne me dites rien. Ecoutez ! Attendez, ne réfléchissez pas. Attendez, une autre fois !
Vous ne réfléchissez pas ? N’est-ce pas ? Je veux vous croire. Faisons autre chose, il y a tant d’autres choses sur lesquelles nous pouvons réfléchir… et justement, en ce moment, je n’en trouve pas.
Aucune.
Attendez, il faut que je retrouve un fil. Je vois, je vois un fil.
Non, je vois maintenant plusieurs fils devant mes yeux… Un, deux, trois, dix, plus ! vingt, non, plus. C’est difficile à dire combien il y en a. Regardez, ils commencent à bouger.
Excusez-moi, en ce moment je ne vois que les fils. Qu’est-ce qu’ils font ?
Mon Dieu, je ne vois rien à cause de ces fils.
Ne vous inquiétez pas. Ça arrive. On va attendre un moment, ça passera.
Ça y est. Il ne faut pas que ça recommence. Il faut mettre dans tout cela un peu d’ordre. Vous me comprenez !
Je m’exprime mal ? Bien sûr que je m’exprime mal, comme voulez-vous que je m’exprime bien, si je ne sais pas ce que je veux exprimer.
D’une part, je vous ai dit que je suis un homme ou que je veux l’être, d’autre part, comme vous pouvez le remarquer, j’avais fait une allusion à ce que j’ai faim. Ces deux problèmes, en quelque sorte, il fallait peut-être les séparer avant de vous les poser à vous, ou peut-être les réunir en un seul problème. Je ne sais pas, je ne sais pas, je vous le dis franchement. Je ne sais même pas si vraiment je veux être un homme, ou si ce que je préfère, c’est ne pas du tout être, ou être je ne sais pas qui.
Il est très possible qu’au fond c’est la seule chose que je voudrais : ne pas être.
En tout cas je me le dis souvent, mais aussi souvent j’ai faim et quand j’ai faim, je me dis : voyons, tu es un homme, tu es un brave homme, et qu’est-ce que c’est que la faim quand on est un homme ? Mais peut-être même je me dis toutes ces choses à la fois, et quand je ne me dis pas quelque chose, c’est la chose même qui commence à parler.
Vous entendez ? C’est mon estomac qui parle. C’est joli, n’est-ce pas ?
Vous comprenez ? Il dit : tu as faim, tu as faim, tu as faim, tu as faim. Ha, ha, ha, je connais bien mon petit estomac. Et vous savez, il a appris tout cela seul. Excusez-moi, je vais le faire taire.
Il faudrait que nous abordions mes problèmes d’une façon plus positive.
Vous pourriez me donner à manger ?
Oui, manger. Quelque chose, j’ai faim.
Oui, je comprends, vous avez raison.
Et pourquoi vous me donneriez à manger ?
Moi, par exemple, si j’avais à manger, est-ce que je vous en donnerais ?
C’est difficile à dire. Peut-être je vous en donnerais, peut-être pas.
Non, je vois que même si j’avais quelque chose à manger, si voulais même vous en donner, je ne vous en donnerais pas. Je suis raisonnable. Je n’aime pas faire des choses inutiles.
Et vous, pourquoi vous me donneriez à manger, pourquoi, pourquoi je me demande ? Non.
Parce que j’ai faim ? Non, ce n’est pas une raison suffisante.
Parce que j’ai un estomac petit, le plus petit qu’on puisse imaginer ?
Oui, vous pouvez me donner à cause de mon estomac. Unique au monde, je vous assure qu’il est unique, croyez-moi, je connais bien mon petit estomac, il est Unique ! Unique ! Unique ! Unique comme vous ! Unique comme moi. Qu’est-ce que je dis ? Pardon.
Je ne comprends même pas ce que je dis. Imbécile.
Ecoutez, si je fais quelque chose qui soit utile et agréable pour vous, vous me donnerez à manger ?
Vous m’en donnerez, n’est-ce pas ? Je crois qu’oui.
Je vais réfléchir sur cette question.
Qu’est-ce que je peux faire qui soit utile et agréable pour vous ?
Merde, je ne sais rien faire.
Il faut que je voie mieux cela.
avec mes mains ? rien.
avec ma tête, non, rien
avec mes pieds, rien non plus.
Vraiment, je ne sais rien faire. Je suis un rien, zéro, nullité.
Je ne sais rien faire, et j’ai faim. Attendez, je veux encore réfléchir, il doit y avoir une solution.
Je suis…
Je suis…
Je sais…
Je sais…
Je peux…
Je peux…
Oui, je vois que vous ne savez pas comment on fait pour appeler le secours. Il faut téléphoner. Si vos mains ne sont pas libres
du fait qu’elles tiennent les matraques,
composez alors avec vos langues. Ah, j’ai oublié,
il faut connaître le numéro.
Faites toutes les combinaisons possibles ! Vite ! Vite !
Oui, je vous comprends, ce n’est pas faisable.
Donc, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Il doit y avoir une solution.
Messieurs, j’ai trouvé la solution !
Cassez vite les vitres avec les pieds !
Pas avec des pieds nus surtout !
Enchaussez-vous !
Vos mains ne sont pas libres, enchaussez-vous
avec vos langues !
Je vous aiderai, donnez-moi vos pieds !
Mais mes mains n’ont plus de sang !
Quand les vitres seront cassées, criez tous ensemble !
Je peux crier, je vous dirai ce qu’il faut crier !
Crions tous ensemble, comme je le fais maintenant ! !
AU SECOURS ! ! !

© Vladimir Slepian, Revue Minuit n° 7, 1974.
source : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1159
pour Vladimir Slepian

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